Introduction
Pendant les prochaines semaines et lors d’une période où l’actualité est marquée par le viol, les mythes qui le construisent et la lutte féministe qui n’a de cesse de sensibiliser, d’informer et de déconstruire le phénomène, Surgir se propose de relayer des voix pour les ajouter à celles qui se sont déjà élevées. Au travers de la parole de survivantes recueillie par Blanche Bailly et Laureline Crettol, nous allons parler de violences sexuelles, et plus précisément de viol.
Cette série d’articles et de témoignages vidéo évoque des faits de violences sexuelles qui peuvent être difficiles à écouter pour des personnes ayant traversé des violences similaires. Ce contenu est donc davantage destiné à un public non informé qu’à des survivant·e·x·s.
À toutes les personnes investies dans le combat contre les violences, qui souhaitent quand même lire et relayer cet article, nous vous disons merci. À toutes celles qui ne souhaitent pas s’exposer encore et toujours aux violences, car iels en ont trop vu, trop vécu, nous comprenons et nous vous remercions pour le combat mené jusqu’ici.
L’histoire de Sarah*
Les violences sexuelles évoquées par Sarah sont multiples. Elles durent des années, ne s’arrêtent pas à un fait, mais s’entremêlent entre elles. À commencer par un abus sexuel d’une personne n’ayant pas l’âge de la majorité sexuelle.
Sarah a 15 ans lorsque les premières agressions se produisent. Elle n’atteint donc pas l’âge de la majorité sexuelle fixé à 16 ans en Suisse. Comme pour de nombreux enfants et adolescents dans le monde, son âge ne l’a pas protégée des violences sexuelles, mais l’a rendue vulnérable et incapable d’identifier et de comprendre ce qu’elle vivait.
En Suisse, on estime qu’un enfant sur sept est victime de violences sexuelles et en 2020, 1257 cas d’abus sexuels à l’égard d’enfants ont été enregistrés (Protection de l’enfance suisse, 2020). Pour toutes ces statistiques visibles, il y a les chiffres inconnus, les histoires, comme celle de Sarah, de personnes qui ne parlent pas, ou que bien plus tard.
Les conséquences de ces violences sur les enfants sont importantes. Parmi celles-ci, on retrouve celles psychologiques comme la dépression, l’anxiété, les pensées suicidaires, des troubles alimentaires, des troubles du sommeil, etc. Les conséquences interpersonnelles telles que la difficulté à entreprendre ou entretenir certains types de relations en grandissant sont fortement présentes. Et puis, il y aussi les conséquences physiques, comme des douleurs dans les parties génitales, ou comme l’évoque Sarah, du vaginisme.
On constate également que les enfants victimes d’abus sexuels sont 2 à 5 fois plus à risque de revivre des violences sexuelles plus tard dans leur vie (Walker et al. 2019). Les raisons sont multiples et complexes, mais en observant le récit de Sarah, il devient visible qu’il a été difficile pour elle de s’écouter, d’écouter son corps plutôt que la voix de son violeur. Lorsque la violence est l’unique introduction à la sexualité, ces deux se confondent et deviennent difficilement distinctes sans une aide extérieure. Alors les enfants deviennent des adultes qui se dissocient de leur propre corps, de leurs sentiments et de leurs ressentis, les rendant moins sensibles aux abus et donc plus vulnérables à ce qu’ils se reproduisent (Lahav et al. 2019). C’est ce qu’on appelle la revictimisation, à savoir le fait d’être confronté·e·x à nouveau à des violences sexuelles plus tard dans la vie. Cette répétition des violences n’est pas exclusive aux enfants, mais peut être élargie à toutes les personnes ayant vécu des violences sexuelles. En effet, le fait de vivre des violences sexuelles une fois, peu importe son âge, augmente la vulnérabilité face à celles-ci.
Pour éviter ce phénomène de revictimisation, il est nécessaire de mettre en place un accompagnement psychologique approprié des survivant·e·x·s. L’entourage proche a aussi un rôle important à jouer dans la reconstruction, puisque les survivant·e·x·s ont besoin d’être cru·e·x·s et soutenu·e·x·s afin de pouvoir garder confiance en leurs proches, de ne pas regretter une prise de parole et de ne pas vivre un second traumatisme à la suite de celle-ci.
Le continuum des violences sexuelles
Pour comprendre ce qu’ont vécu Sarah, et toutes les autres personnes dans une situation similaire, il faut s’attarder sur le concept de continuum des violences sexuelles. C’est à Liz Kelly, sociologue britannique, que l’on doit ce concept. Le continuum des violences sexuelles est un moyen de mettre en évidence l’étendue et l’articulation du viol dans la société et plus particulièrement, dans la vie des victimes.
Sur une ligne, le continuum place toutes les violences sexuelles et les violences de genre, de la blague sexiste au féminicide, sans les hiérarchiser. L’objectif est de mettre en évidence la façon dont les violences sont liées entre elles. Ainsi, le continuum illustre le fait que les victimes doivent faire face à un large éventail de violences, mais que chacune des formes de violence finit par se confondre et servir un but commun : celui d’assurer une forme de domination et de contrôle sur les corps, bien souvent féminins (Kelly 1988).
Si l’on prend le cas de Sarah. C’est exactement ce qu’elle raconte avoir vécu : un enchaînement de violences qui commence par des paroles, puis des attouchements, puis des viols. C’est l’existence de toutes ces violences qui a façonné son expérience, qui l’a impactée et qui la suit toujours dans sa vie de tous les jours lorsque son agresseur la regarde, lui parle ou la touche. C’est la banalisation de certaines violences sexuelles qui a permis de rendre indétectables certaines autres. Au fil du temps qui passe, les formes les plus simples de violences sexuelles deviennent un rappel à l’ordre des choses, à savoir la peur et l’absence de droit sur son propre corps (Dupont 2022).
Le sport, milieu propice aux violences sexuelles
Si le continuum des violences ne se limite pas à certaines situations, il est important de noter que le vécu de Sarah se situe dans un contexte bien précis : celui du sport. Son agresseur est aussi son coach, une personne qui est par défaut autorisée à s’approcher d’elle, mais aussi à la toucher.
Il se trouve que le milieu du sport est un environnement propice aux violences sexuelles pour plusieurs raisons. La première est que non seulement les violences physiques et psychologiques sont banalisées, elles sont même valorisées (Fallet 2024). En effet, il n’est pas rare que ces formes de violences soient considérées comme des outils éducatifs valables. D’ailleurs les parents de petit·e·x·s athlètes sont 26% à considérer la violence éducative comme justifiée lors de l’apprentissage du sport par leur enfant (Fallet 2024). Alors, l’effet du continuum des violences est renforcé puisque l’accoutumance aux violences est accentuée par le fait qu’elles sont valorisées par tout l’entourage du milieu. Surtout que, pour des enfants ou des adolescent·e·x·s, comme Sarah, ce milieu constitue parfois le seul monde qu’iels connaissent.
Un second paramètre qui facilite les violences sexuelles dans le sport est le lien coach-athlète, qui est en fait une relation d’autorité où le·a premier·ère a une forme d’emprise sur les second·e·s. En fait, dans le sport, le corps devient un outil de travail non seulement pour l’athlète, mais aussi pour le·a coach. Sans limite posée, sans filet de sécurité, le corps devient la propriété du coach plus que celle de l’athlète. Souvent il est difficile pour les athlètes qui se trouvent sous emprise de leur coach de faire la distinction entre les gestes et les mots qui appartiennent au monde de l’entraînement et ceux qui s’apparentent aux violences (Fallet 2024).
"Je me sentais pas dans un espace safe"
Afin de protéger les personnes pratiquant du sport en club ou en association, surtout quand elles sont jeunes, il est nécessaire de sensibiliser non seulement les sportives et sportifs, mais aussi tout leur entourage, à commencer par les parents, qui ont le devoir de garantir l’intégrité physique de leurs enfants.
Le mythe du devoir conjugal
Si la relation coach-athlète permet une objectification du corps qui facilite les violences sexuelles, il existe une dynamique similaire dans la relation de couple hétérosexuel.
Sarah, l’explique très bien dans le témoignage : “Il m’a dit que je dormais toute nue, que j’attendais que ça et qu’en fait on était en couple et que c’était normal de faire ça. Si lui il avait envie, il pouvait le faire quand il voulait”.
Ce qui lui permet de se glisser dans le lit d’une personne endormie et de la pénétrer de force, c’est parce qu’il considérait que le corps lui appartenait déjà puisqu’iels étaient en couple. C’est le mythe du devoir conjugal. Cette fausse croyance qui hante les relations hétérosexuelles permet à des hommes de considérer le corps de leur partenaire comme un objet dédié à assouvir leur désir sexuel.
À l’origine du devoir conjugal se trouve cette vieille idée, pendant un temps soutenue par la pratique juridique, selon laquelle le rapport sexuel dans le cadre du mariage est un droit pour l'époux. Pendant longtemps, ce mythe a empêché la reconnaissance juridique du viol conjugal. En Suisse, cela fait seulement depuis 1992 que l’acte de viol conjugal est illégal. Ceci explique que l’imaginaire masculin violent prédomine encore dans les relations hétérosexuelles. Alors, les hommes continuent de violer leur partenaire endormie, parce qu’ils pensent qu’ils en ont le droit.
Le silence ou la parole ?
Il serait agréable d’écrire dans ces lignes qu’une fois cette croyance confrontée à la justice, les hommes1 se voient exposés à la violence de leurs actes et à des conséquences pénales. Ce n’est malheureusement pas le cas. Seulement 3% des cas de violences sexuelles rapportés à la police débouchent devant un tribunal (Poinsot 2023). Le chiffre des condamnations est encore plus petit. Dans le cas où une sentence est prononcée, les violeurs bénéficient dans la majorité des cas d’une peine avec sursis. Ce qui signifie que la plupart ne mettent jamais les pieds en prison.
Alors les survivant·e·x·s de violences sexuelles parlent rarement, mais surtout iels ne parlent pas à la justice. Iels savent qu’accorder leur confiance au système judicaire actuel revient à se condamner à revivre des violences, publiquement cette fois-ci (Revello 2018).
Hormis l’échec du système judiciaire, le silence des victimes prend racine dans la peur de se confronter à leurs proches et à leur refus de considérer un homme qu’iels connaissent comme un violeur. Alors que la majorité des viols sont commis par des connaissances, des proches, des amis, des collègues, des voisins, des maris, des pères, des frères, des grands-pères, le mythe du monstre persiste. Prendre la parole tant que ce mythe n’a pas été déconstruit, revient à se confronter au refus violent de toute une société.
Dire : “Je te crois. Tu n’es pas responsable de ce qui t’es arrivé. Tu ne méritais pas cela”. C’est la première étape pour apporter son aide à une personne ayant été victime de violences sexuelles et pour lutter contre les violences sexuelles.
La deuxième est de rappeler haut et fort que les monstres n’existent pas, que la violence ne se cache pas dans une allée sombre, mais qu’elle prend la forme d’un homme. Un simple humain ayant grandi avec une conception genrée du monde qui implique privilèges et violences. Parce que oui ce n’est pas tous les hommes qui violent, mais les violeurs sont systématiquement des hommes (Giauque et al 2023, Peytavin 2021).
*Le nom a été changé pour des raisons de confidentialité.
- En Suisse, 100% des personnes mises en causes par la justice pour viol sont des hommes (Giauque et al, 2023). ↩︎
“C’est important qu’on en parle, parce que ce qui a été compliqué pour moi ça a été de aussi mettre autant de temps à le conscientiser. Il faut pas avoir honte, on est pas des victimes qui allons jamais s’en remettre et en fait on a plein de force et c’est important mais pour ça on peut pas le faire toutes seules, et je pense que c’est une force d’être ensembles.”
Références
Dupont Marion. (2022). “Dans l’intention de rabaisser et de contrôler les femmes, un « continuum » de violences”. Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/12/dans-l-intention-de-rabaisser-et-de-controler-les-femmes-un-continuum-de-violences_6145482_3232.html
Fallet Tanita. (2024)- “Agressions sexuelles dans le sport : une violence n’arrive jamais seule”. Mouv. https://www.radiofrance.fr/mouv/agressions-sexuelles-dans-le-sport-une-violence-n-arrive-jamais-seule-3964927
Giauque Fabien, Simeunovic Dijana, Vota Léane. (2023). “Le coût de la virilité en Suisse”. Rethinking Economics Lausanne.
Kelly, Liz. (1988). Surviving sexual violence. Oxford : Basil Blackwell Ltd.
Kimmel Michael S., Hearn Jeff, Connell R.W. (2005) Handbook of studies on men and masculinities. Sage Publications, Inc : Californie
Lahav, Y., Ginzburg, K., & Spiegel, D. (2020). Post-Traumatic Growth, Dissociation, and Sexual Revictimization in Female Childhood Sexual Abuse Survivors. Child Maltreatment, 25(1), 96-105. https://doi.org/10.1177/1077559519856102
Peytavin Lucile. (2021) Les coûts de la virilité : Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes. Editions Anne Carrière : Paris.
Poinsot Nicolas. (2023). « Viol : plus de plaintes, mais moins de condamnations ». Femina. n°11, https://www.femina.ch/societe/actu-societe/viol-pourquoi-voit-on-plus-de-plaintes-mais-moins-de-condamnations
Revello Sylvia. (2018). “Plainte pour viol, un parcours éprouvant”. Le Temps. https://www.letemps.ch/suisse/plainte-viol-un-parcours-eprouvant
Walker, H. E., Freud, J. S., Ellis, R. A., Fraine, S. M., & Wilson, L. C. (2019). The Prevalence of Sexual Revictimization: A Meta-Analytic Review. Trauma, Violence, & Abuse, 20(1), 67-80. https://doi.org/10.1177/1524838017692364
Ressources complémentaires
Reportage RTS sur la reconstruction des victimes de viol
Cette vidéo très bien réalisée retrace les différentes étapes et ressources utiles pour se reconstruire suite à un viol.
Les Centres LAVI
Genève : 022 320 01 02 ou https://centrelavi-ge.ch/
Vaud : 021 631 03 00 (centre de Lausanne)
Fribourg : 026 322 22 02 ou https://www.solfemmes.ch/
Valais : 027 607 31 00
Neuchâtel : 032 889 66 49
Jura : 032 420 81 00
Berne : 032 322 56 33 ou https://www.victimepasseule.ch/lavi
D’autres associations
- Viol-secours à Genève : 022 345 20 20
- CTAS (Centre Thérapeutiques Traumatismes Agression Sexuelles, GE): 022 800 08 50
- ESPAS (Espace de soutien et de prévention – abus sexuels, VD) : 0848 515 000
- L’Association pour la Justice Restaurative en Suisse (Ajures) : info@ajures.ch
Numéros d'urgence en Suisse
Ambulance : 144
La Main Tendue (soutien téléphonique 24/7) : 143
Ligne d'aide pour enfants et jeunes (Pro Juventute) : 147
Police : 117
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