La campagne annuelle des 16 jours d’activisme est l’occasion de visibiliser davantage les enjeux liés aux violences basées sur le genre1. Cette année, la campagne nationale se concentre autour du thème « Riposter et se reconstruire après les violences ». Étant donné le nombre de ressources disponibles et la centralité du thème de la reconstruction individuelle suite aux violences – groupes de parole, soutiens psychologiques, etc. - nous avons choisi de nous concentrer particulièrement sur le thème de la riposte.

Crédits : FRIEDA, action de lancement 2024 de la campagne des 16 jours d'activisme

Riposter est défini par le Larousse comme « rendre avec vivacité à un adversaire la contrepartie d’une attaque : riposter à une agression par des mesures adéquates ». Riposter se ferait donc en réponse à une attaque, surgirait dans un deuxième temps, et serait « vif », donc intense, voire agressive. D’autres définitions mettent en avant l’idée d’une réciprocité : « répondre par une attaque (à une attaque) » (Le Robert). Nous considérons donc la riposte comme une stratégie individuelle ou collective de réponse adéquate à la violence, cette attaque pouvant être symbolique (p.ex. répondre au patriarcat) ou tournée vers un individu qui en serait l’auteur.

Aujourd’hui, la question de la riposte reste un impensée, voire un tabou, au profit d’une focalisation sur la reconstruction individuelle non-violente. C’est pourquoi il convient de nous interroger : dans quelle mesure la riposte représente-t-elle un effort légitime dans la lutte contre les violences de genre ?

Le mythe de la non-violence féminine

Associer l’idée de violence avec les femmes revient bien souvent à constater que celles-ci en sont surtout les victimes. Si les violences sont perpétuées de façon asymétrique, c’est bien parce que l’usage légitime de la violence est distribué selon les genres. Pour comprendre la difficile association entre femme et violence, remontons à la construction du genre, aussi appelée socialisation genrée : le genre féminin est associé à la douceur et au pacifisme, tandis que les armes et la guerre sont traditionnellement considérés comme des attributs masculins (Godineau, 2012)2. Selon les sociologues Coline Cardi et Geneviève Pruvost, la violence serait avant tout un attribut masculin viril, tandis que les femmes seraient réduites à une position d’« inviolence » - d’autant plus que celles-ci sont associées au rôle de mère et d’épouse. Cela constitue un ordre symbolique puissant. Colette Parent, spécialiste de la question de la criminalité des femmes, explique :

« L’agression, attribut réservé aux hommes, ne peut en aucune manière constituer un attribut féminin. Ainsi les filles sont-elles socialisées à ne pas manifester de comportements de violence, voire à avoir honte lorsqu’elles y ont recours alors que les hommes peuvent recourir à la violence pour marquer leur pouvoir, leur domination. Qui plus est, les deux groupes sont amenés à associer cette différenciation à la nature, à lui donner un statut de sens commun. » (Parent, 2012, p.281)

La violence est ainsi définie par Cardi et Pruvost comme « un opérateur de distinction entre des groupes sociaux » : certains groupes auraient le droit légal, le pouvoir matériel et symbolique d’en user, tandis que certains groupes en sont légalement, matériellement et symboliquement dépourvus (2011). Le pouvoir et les vulnérabilités supposées sont ainsi distribués de manière asymétrique. Selon la militante féministe et auteure Irene, les hommes utilisent la violence comme un moyen d'affirmer leur position dominante, ce qui contribue à rendre cette violence omniprésente et normalisée par le système patriarcal (Irene, 2021). Nous pourrions ainsi admettre que c’est bien parce que les femmes ont été dépossédées de violence qu’elles sont reléguées au statut perpétuel de victime.

Instaurer le trouble

Pourtant, même si les exemples sont rares, les femmes et minorités de genre sont capables de riposte et de violences.

Utiliser la violence physique

Un exemple frappant de riposte est l’acte commis par Maria del Carmen Garcia en 2005. Sa fille âgée de 13 ans avait été violée par un homme nommé Pedro Jiménez. Celui-ci avait été condamné à neuf ans de prison pour son crime. Mais en 2005, alors que Pedro Jiménez était en liberté conditionnelle, Maria del Carmen l’a croisé dans un bar de la ville. Selon ses déclarations, cette rencontre a ravivé un sentiment d’indignation et de douleur qu’elle portait depuis l’agression de sa fille. Celle-ci a alors aspergé Pedro Jiménez d’essence avant de l’enflammer. Cette mère, en quête de justice pour sa fille, a alors fait appel à la violence directe, allant jusqu’à l’homicide. La riposte est ici une stratégie individuelle, violente et tournée vers un individu spécifique.

Un autre exemple d’usage de violence physique est le groupe féministe allemand Rote Zora. Ce groupe de femmes était actif entre 1975 et 1996 et a commis des dizaines d’attentats à la bombe. Ici, les cibles de ces attaques ne sont pas des individus mais des établissements comme des institutions médicales refusant le droit à l’avortement ou des grandes entreprises exploitant des ouvrières à l’étranger. Les femmes se sont appropriées des armes violentes, comme des bombes. À cette transgression de l’usage de la violence par les femmes s’ajoute celle d’occuper l’espace public et politique, traditionnellement réservé aux hommes (Godineau, 2012).

Euphémisation et dépolitisation de la violence des femmes

Les femmes violentes sont doublement déviantes : en plus d’enfreindre des lois pénales, elles enfreignent un ordre symbolique puissant. User de violence en tant que femme a un caractère transgressif : « les femmes violentes brouillent les frontières et instaurent un trouble social » (Cardi et Pruvost, 2011). La violence des femmes produit une certaine dissonance cognitive (Molina, 2022).

Le caractère intentionnel de la riposte féministe peine à être reconnu. En criminologie, le thème de la violence des femmes est longtemps resté en retrait : les femmes violentes ont souvent été cadrées en tant que victime, et non en tant que personnes justiciables (Parent, 2012). Cardi et Pruvost relèvent une dépolitisation récurrente de tout caractère collectif ou social d’une résistance féminine violente, au profit d’une mise en récit qui occulte, individualise et cadre comme exceptionnelle l’usage de la violence. La violence n'est pas interprétée comme étant intentionnelle et légitime mais plutôt comme la conséquence d'un problème psychologique. Ainsi, même des femmes auraient effectivement commis un acte de violence, « la psychologisation de leurs comportements nous amène à les observer plutôt comme des femme-victimes que des femme-responsables de violence » (Parent, 2012, p.282).

De plus, la culture populaire fige des figures utilisées de manière péjoratives vis-à-vis des femmes violentes - hystérique, monstrueuse, folle - les réduisant ainsi à deux scénarios possibles : soit elles sont des victimes innocentes, soit elles sont des femmes mauvaises, voire monstrueuses. Ainsi, « les représentations des femmes violentes sont soumises à divers biais dont les objectifs principaux sont la déresponsabilisation de ces dernières ainsi que la dépolitisation de leurs actions » (Molina, 2022). Ainsi, la différenciation entre les sexes pèse fortement sur la reconnaissance des actes intentionnels de riposte individuelle et collective.

Répondre à la violence par la violence

Malgré le fait que les actes de réponse aux violences risquent d’être décrédibilisés et minimisés, les possibilités gagnent du terrain. L’ONG Frieda considère la riposte comme un « processus auto-organisé qui vise à offrir aux personnes victimes de violence une sécurité immédiate ainsi que des processus de rétablissement et de réparation à long terme, en incitant les personnes auteures de violence à prendre leurs responsabilités dans et par leur environnement » (Vidal, Schmaltz & Toffol, 2024). Il s’agit donc de voir la riposte non pas seulement comme une contre-attaque, mais aussi comme un moyen légitime pour se reconstruire.

Faire savoir : porter plainte et dénoncer les violences

Le mouvement #MeToo lancé en 2017 sur les réseaux sociaux a permis de visibiliser les cas de violences. Il a participé à normaliser le fait de nommer publiquement des agresseurs. Un exemple récent de riposte par la communication publique est sans doute le procès public de Gisèle Pélicot contre son mari. Par cet acte courageux de médiatisation, elle met en lumière les actes commis par son mari et vise à ce que la honte change de camp. L’attaque revient à directement frapper l’honneur et la réputation de la personne. Les plaintes récurrentes des hommes, soucieux de leur avenir personnel et professionnel à la suite des plaintes publiques dont ils font l’objet est l’illustration typique que « l’outcall » fait effectivement office de contre-attaque suite aux violences.

Collages féministes

Les actions de collages féministes représentent certainement un acte de riposte de plus en plus populaire. En affichant des slogans, des statistiques ou des témoignages, les colleur·euse·s transgressent les normes en vigueur dans l’espace public traditionnellement réservé aux hommes, notamment la nuit. Il s’agit de communiquer publiquement et durablement des réalités mises sous le tapis.

Grèves et mobilisations dans l’espace public

Les manifestations publiques sont également un moyen de riposter symboliquement contre les inégalités de genre. Les espaces accordés lors des manifestations du 14 juin en Suisse permettent aux femmes et personnes sexisées d’exprimer leur colère. En 2021, à Lausanne, un gigantesque « bûcher du patriarcat » a été dressé puis brûlé sur la place publique (Le Temps, 2021). Cette action symbolique renvoie à un acte de riposte contre le patriarcat, symbolisé par un homme blanc. Cet acte de riposte vient alors transgresser l’assignation des femmes dans la sphère privée ainsi que l’injonction féminine au pacifisme et à la douceur.

Crédits : @grevefeministevaud, 20 juin 2021, photo prise par @theoheritierphoto

Autodéfense féministe

L’autodéfense féministe vise à apprendre à se protéger physiquement et mentalement face aux violences. Cette pratique permet de s’approprier des gestes violents dans un cadre bienveillant et en mixité choisie. Elle a aussi pour effet de rétablir une capacité d’action chez les personnes victimes (Vidal, Schmaltz & Toffol, 2024). Des stages d’auto-défense féministe sont organisés régulièrement en Suisse romande (Riposte, Fem Do Chi). Ceux-ci permettent ainsi de légitimer l’usage de la violence physique par les femmes.    

Toutes ces stratégies permettent à la fois de se reconstruire et de faire valoir sa capacité à faire usage de violence physique ou symbolique si nécessaire.

Conclusion

Alors que les violences sexistes et sexuelles sont perpétuées partout envers les femmes et les minorités de genre, riposter revient à répondre, de manière directe ou indirecte et de perturber un ordre où l’usage légitime de la violence est inégalement réparti. Riposter invite à se réapproprier l’émotion de la colère et l’usage de la violence, pour faire justice soi-même et aussi se reconstruire. En attendant la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul3, une réflexion sur la riposte mérite d’être menée. Riposter en faisant usage de la violence constitue bel et bien une brèche dans le mythe de la non-violence féminine qui maintient l’association de femme-victime. Penser la riposte et la violence comme des outils permettraient de valoriser la capacité d’action de celleux que l’on assigne à une position de victime : il s'agit de penser les femmes et les personnes sexisées comme des sujets capables d’action. Qu’il s’agisse d’occuper l’espace public, de transgresser des lois ou de viser directement l’auteur des violences (physiquement ou symboliquement), riposter inclue des pratiques variées qui contribuent certainement à faire bouger un ordre symbolique qui permet encore la perpétuation des violences de genre.

Caroline Lot

Références

Cardi, C., & Pruvost, G. (2011). La violence des femmes: occultations et mises en récit. Champ Pénal, 8. champpenal.revues.org/8039

Godineau, D. (2012). Introduction. Dans : Coline Cardi éd., Penser la violence des femmes. Paris : La Découverte, pp. 65-74.

Irene (2021). La terreur féministe : petite éloge du féminisme extrémiste. Paris : Éditions Divergences.

Le Temps, (2021, 14 juin). La grève des femmes, édition 2021: dans les quatre coins du pays, la vague violette a donné de la voix. Le Temps. https://www.letemps.ch/suisse/greve-femmes-edition-2021-quatre-coins-pays-vague-violette-donne-voix

Molina, V. (2022). La violence comme outil de lutte militant : le cas de l'auto-défense féministe. [Mémoire de Master en Sciences Sociales, Université de Lausanne]. https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_S_35277.P001/REF.pdf

Parent, C. (2012). La criminologie féministe et la question de la violence des femmes. Dans : Coline Cardi éd., Penser la violence des femmes. Paris : La Découverte, pp. 273 – 285.

Vidal Pons, I., Schmaltz, A., Toffol T., (2024). Fiche d’information 2024, FRIEDA

  1. En allant au-delà du schéma binaire homme-femme et en intégrant toutes les personnes victimes de violences basées sur leur genre. En effet, bien que les femmes soient proportionnellement plus touchées, les individus dont le genre ne correspond pas au modèle binaire subissent également, voire davantage, la violence et la discrimination. ↩︎
  2. Un exemple frappant de cette persistance est le fait qu’en Suisse, le service militaire n’est obligatoire que pour les hommes. ↩︎
  3. Un instrument juridique international visant à prévenir la violence, protéger les victimes, et poursuivre les auteurs, ratifié par la Suisse en 2017 ↩︎